À Propos..., n°8, hiver 2005
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Le 1er janvier 2005 était officiellement créée la Cité nationale de l’histoire de l’immigration en lieu et place du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO), balayant le souhait émis par de nombreux historiens de voir ce bâtiment (re)devenir le Musée de la colonisation [1].
Une occasion manquée aussi pour la République française de faire face à un passé qui ne passe pas parce qu’elle ne le pense pas. Lire en ligne.
L’histoire coloniale a toujours été en marge de l’histoire de France. Qu’il s’agisse des manuels d’histoire, des 3èmes cycles universitaires ou encore des musées, on est aujourd’hui bien en peine de trouver quoi que ce soit sur les migrations africaines et nord-africaines, les mécanismes économiques de la colonisation ou « la pacification des indigènes », sans parler des hécatombes de Gallieni à Madagascar ou du racisme propre à l’entreprise coloniale.
Certes la législation rend quasiment inaccessible les documents historiques postérieurs à la seconde Guerre mondiale. Certes le fait colonial, qui a posé la population dominée comme une race différente, est logiquement indigeste dans le « pays des Droits de l’homme ». Mais les difficultés de la recherche et ce que Paul Ricœur appelait, dès 1947, la « faute originelle de la colonisation » sont-ils suffisants pour expliquer un tel « trou de mémoire » collectif ?
Considérons la création, au 1er janvier 2005, de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration sur le site de l’ancien MAAO (voir A Propos... n°1). Vestige de l’Exposition coloniale internationale de 1931, Musée des colonies de 1931 à 1935 puis Musée de la France d’outre-mer et MAAO à partir de 1961, le Musée de la Porte Dorée appartient corps et âme à l’histoire coloniale. Sa fermeture en 2003 offrait une chance exceptionnelle à la France, « dernier pays en Europe à ne pas avoir de musée colonial » selon le spécialiste des arts d’Océanie au Musée des arts africains et océaniens Roger Boulay, de faire face à un passé qui ne passe décidément pas.
Qu’à cela ne tienne et correction politique oblige, le projet proposé par Jacques Toubon et validé le 1er janvier dernier fait l’impasse sur l’histoire de la colonisation pour ne considérer que la geste des migrations, jouant aux jeux dangereux de la superposition des mémoires et de la folklorisation des cultures.
Si l’on est loin du rêve de Malraux d’un musée universel qui donnerait à voir l’ensemble du génie humain dans sa diversité, on est en revanche bien dans la continuité du projet du Musée du Quai Branly et du démantèlement du Musée de l’homme. Entre comprendre les cultures et seulement les montrer, il a fallu choisir. Qu’importe que le parti pris esthétique soit indéfendable, une mise à plat et en lumière de l’héritage colonial n’ayant encore réellement eu lieu en France. Et qu’importe aussi qu’un véritable travail de recherche et de pédagogie sur la chose eût pu mettre la République face à des fantômes qui continuent de la hanter.
La mémoire est un élément primordial de la cohésion et de la cohérence d’un groupe en ce qu’elle lui fournit des référentiels communs comme par exemple une morale. Une mémoire est également structurante dans son influence inconsciente sur les manières de voir et de faire des membres d’un groupe. Les « problèmes d’immigration » par exemple sont dans une large mesure liés à la permanence de l’imaginaire raciste hérité de la colonisation. Ainsi, dans bien des têtes, le Maghrébin d’aujourd’hui ressemble trait pour trait à la description de l’Arabe que faisaient les ethnologues français il y a un siècle.
La République française, prise régulièrement dans des affaires mettant en question son identité nationale - comme celles du voile, du code de la nationalité, des discriminations, du « racisme à la française », des sans-papiers ou encore de la « montée de l’islam » -, s’obstine à vouloir la construire sans reconnaître à ses enfants une mémoire commune et en entretenant sciemment une véritable « amnésie coloniale ».
Comme s’en exclame Nicolas Bancel, de l’ACHAC (Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine), « il y a plus de spécialistes américains que de français qui travaillent sur ce sujet ! » De telles réticences à construire une véritable histoire de la colonisation s’expliquent par le rôle qu’ont pu jouer les « sauvages » dans la construction identitaire des « civilisés », l’invention du primitivisme ayant par exemple permis de consolider en regard la définition de l’Occident comme « moderne ».
Car ces processus de construction identitaire ne sont pas propres à l’époque coloniale mais traversent l’ensemble de l’histoire humaine et semblent tout aussi structurants aujourd’hui qu’il y a un siècle. C’est du moins la thèse de Samuel Huntington, auteur du Choc des civilisation, dont l’introduction rappelle : « On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et, bien souvent, si on sait contre qui on est. »
Si ces deux phrases pointent de manière saisissante les mécanismes de construction identitaire à l’ère post-coloniale, ils relèvent également sa spécificité par rapport au colonialisme et au néo-colonialisme : les rapports Nord-Sud n’y sont plus des rapports de domination mais, bien souvent, des rapports de confrontation.
[1] Lire sur ce point : Philippe Dewitte, « Vers un lieu de mémoire de l’immigration », Hommes et migrations, n°1247, janvier-février 2004, http://www.hommes-et-migrations.fr/....