29 septembre 2022.
Thèmes liés : Marketing - Notes de lecture
La recension de Kevin Mellet me paraît poser trois problèmes : mal résumer le livre, lui inventer des lacunes et promouvoir des travaux pour des raisons qui semblent plus personnelles que scientifiques. Comme on va le voir en la reprenant point par point, il s’agit d’une recension à charge. Elle est en ligne là et ma réponse est à lire ici.
Il est difficile de synthétiser dans sa complexité un livre de 650 pages, mais la première section de la recension aurait pu néanmoins en donner une image un peu plus fidèle. Les chapitres 4 à 19, qui constituent le cœur du propos et s’étendent sur presque 350 pages, sont par exemple résumés en deux phrases. Puis le résumé s’arrête quatre chapitres avant la fin, passant à la trappe 140 pages du livre.
K. Mellet prête ensuite à l’ouvrage deux thèses principales. La première est en fait un amalgame de trois thèses distinctes. a) Un système cohérent de savoirs prescriptifs, la « rationalité marketing », prend forme aux États-Unis autour de 1915 et n’évolue guère par la suite. b) Cette rationalité et le « système marketing » qui l’incarne articulent la production et la consommation sur un plan à la fois symbolique et matériel. c) Le marketing, loin d’être une dictature, se met au service des consommateurs pour mieux parvenir à ses fins – c’est ce que j’appelle « l’ambivalence du consommateur-roi ». Ainsi fondues en une seule, ces trois thèses sont à peine reconnaissables.
Selon la seconde thèse identifiée par K. Mellet, « les tentatives de greffe de la rationalité marketing sur des institutions non lucratives (par exemple, les universités) ou le développement personnel et la gestion de carrière, se sont soldées par des échecs. » En réalité, le livre décrit ce que je nomme l’« universalisation contrariée » de la rationalité marketing : si elle ne s’est pas faite sans résistances, son expansion a bien eu lieu.
Dans la deuxième section de sa recension, K. Mellet m’attribue une « approche par trop univoque et linéaire de la rationalité marketing, réduite à sa seule composante formelle ». Je me limiterais à commenter des manuels, aveugle aux dimensions matérielles de mon objet. Les « processus de transformation et de recomposition sociale » seraient ainsi « globalement absents de l’ouvrage », et la rationalité marketing semblerait « flotter au-dessus des échanges marchands ».
L’accusation me semble injuste. Certes, le livre a la particularité d’aborder le marketing à partir des discours de ses architectes, quand la plupart des histoires du marketing l’abordent à partir de grands concepts écrasants ou exogènes (capitalisme, économie de marché, libéralisme politique) – c’est le cas par exemple de l’ouvrage de Franck Cochoy (1999), cité à tort comme source d’inspiration. Mais l’attention que je porte aux discours s’accompagne d’une attention portée à la matérialité de leurs objets. La rationalité marketing, lit-on dans le livre, est « une combinaison de concepts et de principes jamais très éloignés de leur application » (p. 13). De fait, « le marketing est par nécessité sensible aux évolutions techniques, sociologiques et démographiques, dont les effets touchent forcément les consommateurs, les produits ou les canaux » (p. 511-512). Je consacre ainsi de longs passages, voire des chapitres entiers, aux infrastructures de transport, au stockage, à la géographie du marketing, à l’urbanisation, à la geste des vendeurs ou encore à l’aménagement intérieur des magasins. Quoi de plus matériel ?
Deux concepts centraux de l’ouvrage, qui font chacun l’objet d’une partie entière, montrent comment le marketing exerce son emprise en aménageant des « hiatus » à la fois symboliques et spatiaux entre les producteurs et les consommateurs, mais aussi en enrobant les produits de « supports de présentation et d’évaluation ». Pour articuler pleinement les dimensions matérielles et immatérielles du marketing, le livre ajoute à ces deux concepts un troisième : le « renforcement circulaire ». Ce concept décrit comment le marketing, bien davantage qu’il ne lave les cerveaux, est d’autant plus puissant qu’il épouse des tendances existantes et les réoriente sans heurt à son profit. La rationalité marketing ne semble « flotter au-dessus des échanges marchands » que si l’on occulte ces trois concepts pivots, comme le fait K. Mellet.
L’appendice méthodologique du livre présente sans ambiguïté ma démarche : « Tout n’est pas dans les textes et les textes ne sont pas immédiatement transparents. Pour échapper aux ornières du textualisme, l’histoire des idées gagne donc à s’adjoindre une sociohistoire des acteurs qui les ont élaborées, traduites, défendues, diffusées, appliquées, mais aussi une histoire des évolutions politiques, économiques et techniques concomitantes. » (p. 634-635) Tel est le programme suivi par le livre, et il faut en faire une lecture bien partielle pour y voir la rationalité marketing « réduite à sa seule composante formelle ».
Il m’est également reproché, dans cette deuxième section de la recension, d’ignorer que la rationalité marketing « a besoin de porte-parole », tels que les associations professionnelles, la presse professionnelle et les institutions publiques. Le livre convoque pourtant les grandes associations professionnelles du secteur, notamment l’Association américaine de marketing, ainsi que des fondations, des cabinets de conseil et des chambres de commerce. Je cite également de nombreuses revues professionnelles et retrace en particulier l’histoire du Journal of Marketing (p. 69 et p. 531-532). Quant aux institutions publiques, un long chapitre leur est consacré (p. 380-420), qui montre le rôle marketing majeur de « l’État latéral ». Hélas, K. Mellet passe sous silence l’ensemble de ces éléments, tout en me reprochant d’ignorer que « les professionnels du marketing ne sont pas les seuls à faire le marché ».
Cette deuxième section de la recension suggère que je laisse dans l’ombre un autre fait d’importance : « la rationalisation portée par le marketing est susceptible de se retrouver confrontée à des dynamiques de rationalisation concurrentes. C’est particulièrement visible à l’intérieur des entreprises ». Le livre aborde pourtant plusieurs fois ce sujet (notamment p. 80-90). Ayant publié un ouvrage sur la rationalité managériale, je m’en voudrais d’ignorer que la rationalité marketing est confrontée à d’autres au sein des entreprises – et en dehors des entreprises, si l’universalisation du marketing est contrariée, c’est bien parce qu’elle fait face, là aussi, à des représentations concurrentes.
Passons maintenant à la troisième section de la recension, qui est sa véritable raison d’être si l’on en croit son chapô. K. Mellet m’y adresse un ultime reproche : ne pas citer certains travaux qui m’auraient permis de « repérer, qualifier, et historiciser tous les efforts engagés par les professionnels de l’offre pour définir et organiser le marché […] en intégrant les dispositifs, organisations, manières de faire et stratégies. »
Mon livre consacre pourtant des centaines de pages à ces efforts. Certains ont sans aucun doute échappé à mon attention, mais K. Mellet ne dit pas lesquels. Quels que soient par ailleurs leurs mérites, les travaux mis à l’honneur dans cette troisième section sont résumés trop vaguement (« entrer à l’intérieur du marketing », « reconnecter le marketing avec les marchés ») pour pouvoir éclairer les angles-morts de mon enquête – j’explique brièvement dans le livre pourquoi je trouve, pour ma part, certains de ces travaux peu éclairants (p. 639-640).
J’avoue n’avoir pas compris, au premier abord, pourquoi K. Mellet m’accusait de « faire cavalier seul parmi les travaux en histoire et en sociologie qui portent sur le marketing ». Le livre mobilise en effet une importante littérature secondaire puisant à l’histoire de la publicité, l’histoire des techniques, l’histoire de la psychologie, la sociohistoire des disciplines, la sociologie des intellectuels, la sociologie des marchés, etc. Il suffit de le feuilleter pour s’en convaincre.
Ce que K. Mellet semble me reprocher, en réalité, c’est de faire cavalier seul parmi les travaux de certains sociologues des marchés, et en particulier certains sociologues français dont il est proche. Cette hypothèse m’est apparue en examinant les travaux cités dans cette troisième section de la recension. Sur les 20 auteurs recommandés par K. Mellet pour éclairer l’histoire du marketing aux États-Unis, aucun n’est historien, aucun n’est Américain et aucun n’enseigne aux États-Unis. En revanche, 14 sont sociologues, 15 sont français et 5 sont membres du CSO (Centre de sociologie des organisations). Or K. Mellet est lui-même frnçais, sociologue et membre du CSO.
Si l’on considère l’ensemble de la bibliographie, on compte, outre ces cinq membres du CSO, un livre écrit par un membre du jury de thèse de K. Mellet ; un livre écrit par une sociologue avec laquelle K. Mellet a publié plusieurs articles ; deux livres de F. Cochoy, sous la direction duquel K. Mellet a publié un article ; ou encore deux livres écrits par une autre membre du CSO, avec laquelle K. Mellet donne un cours de master (cf. publications de K. Mellet sur HAL et page de K. Mellet sur le site du CSO). Au total, la moitié des travaux cités sont signés par des connaissances de K. Mellet – sans qu’il ait démontré l’importance majeure de ces travaux pour éclairer mon livre. Cela ne me paraît pas satisfaire au devoir de neutralité scientifique.